TAS, les bonnes feuilles : « Le protocole de l’Élysée- Confidence d’un ancien ministre Sénégalais du pétrole »

Le titre de l’ouvrage est en lui-même évocateur d’un épisode sombre dans la gouvernance des ressources naturelles du pays : Le Protocole de l’Élysée.
Confidences d’un ancien ministre sénégalais du pétrole. Il ravive ainsi des souvenirs et des évènements ayant fait la «Une» de la presse sénégalaise pendant plusieurs mois notamment les faits d’armes d’un intellectuel et technocrate accompli, entré en politique sur le tard, qui s’était révélé aux Sénégalais par son courage, voire sa témérité ainsi que son indépendance d’esprit. Loin d’un pamphlet ou d’un brûlot, c’est un ouvrage captivant et factuel qui utilise une grille d’analyse des évènements, révélatrice des talents et du haut niveau intellectuel de l’auteur. Voyage au cœur d’un système de prédation foncière et pétro-gazière digne de la mafia italienne. Extraits !
Déprédation foncière et engagement politique
Au bout de son premier mandat de sept ans, Abdoulaye Wade avait littéralement fait main basse sur les réserves foncières de Dakar : l’immense domaine de la foire, les annexes du stade, la bande dite verte ceinturant l’aéroport. Il avait en même temps créé une nouvelle race de flibustiers qui trouvaient dans le foncier une source d’enrichissement facile et sans trace. Des baux étaient établis pour les bénéficiaires ultimes qui payaient rubis sur ongle des terrains soustraits du patrimoine public et distribués en catimini à une clientèle politique mais dont de grands lots revenaient à la même petite bande de prédateurs du foncier.
En 2006, à un an des élections présidentielles et législatives, la boulimie foncière atteint ce que je prenais à tort pour un paroxysme : à cette date, la proie d’Abdoulaye Wade était la bande verte qui longeait le mur est de l’aéroport, courant d’une extrémité à une autre de la piste principale et au-delà. C’était donc une bande de plus de quatre kilomètres de long et large en moyenne d’un kilomètre. Selon les normes de l’aviation, c’était une zone non aedificandi ou soumise à des restrictions très strictes. Au surplus, la zone étant distante de quelques centaines de mètres seulement de la piste principale, son occupation n’allait pas sans danger considérable pour ses habitants comme pour les opérations aériennes. Au-delà des nuisances sévères et incessantes auxquelles les occupants étaient exposés, ceux-ci seraient les premières victimes potentielles d’un éventuel crash dans cette zone immédiatement contiguë à la bande de piste. Nul besoin d’être de l’aviation civile pour appréhender le risque élevé pour les riverains du crash d’un aéronef bourré de kérosène sur des habitations en dur et souvent densément occupées. Par ailleurs, les constructions qui ne manqueraient pas de s’y amonceler dans un enchevêtrement si typique de Dakar, rendraient difficile l’accès des secours. Une nation qui s’était distinguée à la face du monde par la catastrophe maritime la plus meurtrière jamais enregistrée, à savoir le naufrage du bateau le Joola, s’apprêtait sciemment, délibérément, par les décisions de ses plus hautes autorités à réunir les mêmes facteurs contributifs et/ou aggravants pour éventuellement surpasser ce triste record.
En ma qualité de Représentant de l’ASECNA, donc partie prenante à la sécurité de la navigation aérienne, je n’avais pas manqué d’alerter les autorités par des courriers adressés aux entités nationales compétentes. Ce fut avec un immense soulagement que j’appris que le chef du gouvernement, Macky Sall, s’était emparé du sujet et avait convoqué une réunion à la primature.
(…) La rencontre ne connut pas les suites espérées de ma part : la bande verte fut dépecée comme un territoire conquis par une horde d’envahisseurs, des puissances de la galaxie au pouvoir grassement servies revendirent leur butin sur un marché immobilier porté à un régime démentiel par ceux-là à qui échoyait le devoir de protéger les intérêts des populations. C’était un commerce des plus lucratifs : des personnes disposant d’une certaine influence auprès des électeurs étaient servies, de même que des hauts fonctionnaires dont les signatures ou le silence devaient être sécurisés. Les gros lots partaient vers les barons du système qui trouvaient par-là les moyens d’alimenter leurs trésors de guerre à la veille de joutes électorales. Enfin, une partie de la demande pressante en terrains dans des zones prisées était satisfaite. Bref, que du bonheur universel.
(…) Le Premier ministre, Macky Sall, sans doute ébranlé par les scènes de chaos qu’il avait constatées au cours de sa visite des quartiers submergés sous les eaux aux alentours de l’autoroute, d’Ouest foire et de Yoff (dont le dispensaire avait été évacué), réalisait ce que la razzia des réserves foncières pouvait coûter à la communauté. La cité Bellevue, aux villas de standing, se trouvait noyée par les eaux qui naguère étaient retenues par la zone de captage. Un pan nord de la clôture de l’aéroport avait cédé sous les eaux drainées à partir des cités érigées en toute illégalité le long de la zone d’approche du seuil sud de la piste principale. Le système de drainage des eaux de l’infrastructure, composé de canaux déversant directement à la mer à travers Ngor, avait été démantelé insidieusement par des occupations irrégulières entamées au milieu des années 1990, sous le magistère d’Abdou Diouf. C’est un Premier ministre remonté qui se présenta à l’aéroport ce matin d’août 2006, à l’issue d’une visite au dispensaire de Yoff. Il se trouvait là pour saluer le Président en partance pour ses innombrables voyages à l’étranger. Sa visite terminée, il avait préféré attendre le Président à l’aéroport, ce qui nous imposait de venir lui tenir compagnie. J’étais en compagnie du Directeur général de l’aviation civile et du gestionnaire de l’aéroport.
Macky Sall nous interpela en marquant son étonnement que le projet d’occupation de la bande verte rencontrait l’assentiment des responsables de l’aviation civile. Mes deux collègues, effectivement favorables au projet, s’employèrent à le rassurer. Pour ma part, ayant exprimé mes réserves auprès du ministre de tutelle au cours de réunions antérieures, j’observai un mutisme notoire au point où le Premier ministre, que je ne connaissais que de loin, me demanda mon opinion. «Monsieur le Premier ministre, votre intérêt pour la question m’oblige et me fait le devoir de vous donner mon opinion. Je souhaiterais toutefois le faire en présence du ministre de tutelle». A ma grande surprise, il marqua son accord pour convoquer une réunion en présence des différentes parties prenantes sur le sujet.

Nous nous retrouvâmes donc le lendemain après-midi à la primature. Je pus mettre un visage sur une partie des intérêts derrière le projet de partage des terres de la bande verte. J’avais certes saisi quelques phrases échangées au cours de rencontres inopinées à l’occasion des voyages de Wade où il était question de quotas pour des agents de l’aviation, mais voir le Président de l’Assemblée nationale et maire de Dakar, une des baronnes du Pds et ministre du premier cercle du président, d’autres ministres et hauts fonctionnaires, se serrer dans la salle de conférences du coup très étroite de la primature, renseignait sur la sensibilité du dossier et le sens des priorités en ce mois où les habitants de Dakar, Pikine, Guédiawaye et Rufisque grondaient de colère née d’un sentiment d’abandon de l’Etat face aux inondations.
Le Premier ministre présenta brièvement l’ordre du jour de la réunion, qui visait à s’assurer si les services de l’aviation approuvaient effectivement le projet d’occupation de la bande verte. La réunion fut en réalité une confrontation de deux positions divergentes entre les techniciens de l’aviation présents, le reste des participants épiant, notant et hochant la tête d’approbation ou marquant d’un silence hostile leur opposition aux points de vue qui s’affrontaient.

A ma connaissance, les protagonistes de cette joute sont encore, dans leur majorité, de ce monde, je puis affirmer sans risque de contradiction que j’étais seul contre tous. M’inscrivant contre les arguments développés par mes collègues de l’aviation civile, j’exposai de manière nette et claire les risques majeurs qu’un tel projet posait pour la sécurité des vols, celle des habitants des sites en sus des nuisances permanentes. Je rappelai les perturbations graves du fonctionnement des installations radioélectriques induites par les immeubles et les objets en tout genre irrégulièrement implantés autour de l’aérodrome qui avaient amené les autorités de l’aviation à faire détruire dans un passé récent des constructions sur la même zone. Comment comprendre que, toutes choses étant égales par ailleurs, il soit envisagé d’occuper non seulement les mêmes emplacements mais bien au-delà ?

Je frappai les esprits en rappelant, pour réfuter la théorie d’un des collègues sur les performances des avions modernes et le faible risque de crash dans la bande, qu’un pilote ne choisit jamais de s’écraser et en cas d’accident, dispose malheureusement de très peu d’options sur les points d’impact. L’un des derniers accidents à date étant celui du Concorde, je fis remarquer que peu de gens seraient disposés à parier qu’un hôtel de la petite ville de Gonesse près de Paris, fût directement touché par le drame. Par ailleurs, plus de la moitié des accidents d’avions surviennent en phases de décollage ou d’atterrissage, c’est-à-dire dans ou à proximité des aérodromes. Je fis une remarque délibérément provocatrice, espérant toucher le reste de sens des responsabilités de ces personnages, costumés tels des hommes d’Etat mais agissant en rapaces : le désastre du Joola devrait rappeler au Sénégal le tribut humain à consentir quand une nation se fie des normes de navigation. Je fis remarquer, pour conclure, que le ministre Ousmane Masseck Ndiaye avait consacré deux réunions sur le sujet mais avait sans doute été conforté par l’avis quasi unanime des techniciens sur la viabilité du projet. J’ai pu observer au fil de mon itinéraire professionnel au Sénégal, comment des hommes de l’art falsifient ou à tout le moins omettent de rappeler les règles de leurs métiers par intérêt ou par peur pour leurs positions de sinécure.

Alors, Macky Sall tira une conclusion qui participa pour beaucoup à me le rendre sympathique et sur le moment respectable. Il déclara le projet inapproprié et leva la séance. Alors que je me tenais comme le reste de l’assistance debout, attendant qu’il se retirât, il s’approcha de moi et me dit de façon à être entendu par le plus grand nombre : «Mes félicitations pour la manière dont vous avez présenté votre position.» Plus tard ce soir-là, je reçus un coup de téléphone d’Ousmane Masseck Ndiaye. Alors que je préparais une formule pour lui expliquer le dilemme que j’avais vécu entre mon amitié à son endroit et ma loyauté à ce qui me semblait être les intérêts de la République, il me dit : «Thierno, le Premier ministre m’a demandé de vous féliciter pour votre courage.» (…) Mes premières impressions favorables à Macky Sall furent confortées au cours des rencontres suivantes sur des dossiers sensibles, celui de la compagnie Air Sénégal International en particulier. Autant nos vues convergeaient sur ces dossiers, autant je fus surpris et marqué par la divergence d’opinions sur ces questions entre lui et le Président Wade. En outre, il semblait posséder cette faculté rare à ce niveau de responsabilités à accepter un point de vue dissonant. Deux amis communs que j’avais connus dans l’aviation civile participèrent par la suite à davantage nous rapprocher, Mamadou Dieng et Mor Ngom. Ce dernier permit d’établir et d’entretenir un canal de communication entre le désormais Président de l’Assemblée nationale, mais sur un perchoir de plus en plus précaire, et l’ancien représentant de l’ASECNA que je suis devenu en ce début de l’année 2008. Bien avant l’affaire de la convocation de Karim Wade, président du Conseil de surveillance de l’Anoci, j’avais le sentiment au mois de janvier 2008 pour l’avoir sondé, que Macky Sall se préparait à l’éventualité d’une opposition à Wade. Je ne saurais affirmer que tel était son choix, je crois même que les diatribes incessantes de Farba Senghor lui auguraient l’hallali, ne lui laissant d’autre option que de s’y préparer. Il connaissait le milieu et avait lui-même naguère participé à ces sortes de rites sacrificatoires de la maison Wade. D’autres que moi, du premier cercle de Macky Sall, le poussaient à entreprendre une vie en dehors du Pds. Sa famille propre, en particulier son épouse dut jouer un rôle décisif dans l’armement moral. (…) C’est dans une telle séquence historique de décomposition d’un régime, favorable en une recomposition profonde que l’Apr fut mise sur pied. (…) Dans mon proche entourage, plutôt porteur des idéaux de progrès et d’émancipation de l’Afrique, mon engagement à l’Apr, aux côtés de l’ancien premier ministre de Wade et ci-devant président d’une Assemblée nationale plus que jamais chambre de légalisation de toutes les dérives de Wade, ne passait pas bien. Comment un homme, qui a applaudi toutes les dérives de Wade et ne l’a quitté que poussé quasiment au départ, peut-il porter un changement, m’objectait-on. Ce furent des moments pénibles de justifications. J’expliquais mon choix par un faisceau d’espérances plus que par une adhésion sans réserve. Un besoin irrépressible d’agir pour contrer le péril destructeur de la gouvernance de Wade me pressait. Restait à trouver un cadre dans lequel militer. La création de l’APR constituait pour moi une aubaine, en ce qu’elle permettait de participer à dessiner les contours d’une nouvelle offre politique et à tenter de façonner de rapports plus démocratiques au sein de l’organisation. Parce que pour l’essentiel, les membres fondateurs de l’APR appartenaient à la génération née après l’indépendance ou avaient fait leurs classes dans des cadres où l’aspiration à la démocratie interne était forte, j’imaginais qu’ils n’accepteraient pas de laisser se reproduire les tares qui minaient le PDS et les autres partis et qui précisément poussaient beaucoup de jeunes vers le nouveau parti. D’ailleurs, c’est tout naturellement que la rupture d’avec les politiciens et les politiques traditionnels s’était imposée comme un marqueur dans la ligne de l’APR. Il y était beaucoup question de compagnonnage entre des pairs (And nawle, à l’opposé de la soumission aveugle aux décisions d’un père fondateur qui tenait de règlement intérieur aux partis dominants de l’espace politique), de restauration des valeurs d’honneur et de dignité, de gestion sobre et vertueuse. J’avais la faiblesse de croire, d’espérer sans excès de naïveté, que la masse critique d’intellectuels et de jeunes militants, révoltée par la situation du Sénégal et avertie des ravages sur les destinées d’un pays de la sujétion d’un parti à un homme, ne laisserait pas se reproduire un modèle dont elle constatait l’échec et qu’elle voulait détruire. De surcroît, il ne me semblait pas que Macky Sall fût de nature à restaurer une autocratie à la Wade. Au contraire, au gré de rencontres particulières que j’avais pu avoir avec lui, comme je l’ai déjà conté, il m’apparaissait comme un homme porté vers la rationalité et supportant la contradiction. Je disais avec conviction et espoir qu’un homme qui, en qualité de Premier ministre a pu affronter un lobby puissant du PDS, sur la question de la bande verte pour préserver les intérêts nationaux et a encouragé mes positions divergentes d’avec celle de ses ministres, était un adepte de la liberté d’expression. Je ne le croyais pas exempt de tout reproche et je me souviens de certaines questions que je lui avais posées en présence de témoins, pour lever certains doutes, par exemple sur l’incident du vote sans présenter sa carte d’identité nationale à Fatick. Les connexions au sommet de Frank Timis TIMIS. En août 2016, je me trouvais dans une profonde perplexité, à la lecture des quelques documents disponibles dans les archives du Ministère, lorsqu’un coup de tonnerre se produisit. Abdoul Mbaye, ancien Premier ministre, cosignataire des deux décrets d’approbation des contrats relatifs aux blocs de Cayar Offshore Profond et de Saint-Louis Offshore Profond, fit une déclaration sensationnelle. A l’en croire, il détenait des preuves que les deux rapports de présentation signés par Aly Ngouille Ndiaye pour motiver la signature des décrets d’approbation des CRPP (Contrats de recherche et de partage de production, Ndlr) recelaient des allégations intentionnellement fausses. Les déclarations d’Abdoul Mbaye confortaient les certitudes qui naissaient progressivement en moi. Le Président Sall fut vivement affecté par les déclarations d’Abdoul Mbaye. (…) C’est à partir de cet instant que je conçus l’idée d’adresser une lettre au président de la République pour demander le retrait de Petro-Tim. Désormais, une partie rude commençait. Dans l’immense brouhaha d’accusations et de rumeurs de toutes sortes, provoqué par l’affaire Petro-Tim, je ne voyais pas le Président prendre le risque d’apporter des munitions à l’opinion publique en me dessaisissant du dossier. Or j’avais besoin de temps pour avoir le fin mot de l’histoire. Mon premier objectif était de parvenir à récupérer le 30 % que détenait encore illégalement Timis. Je n’avais pas encore entendu parler du rapport de l’IGE ni vu la lettre de Tullow. Je ne disposais que du dossier incomplet (…). Pour débouter Timis, je devais prouver que la société n’avait pas engagé des ressources propres à ce stade de la recherche où des découvertes conséquentes avaient été faites et, n’entendait pas non plus le faire dans le futur. Il apparaissait en effet nettement que Frank Timis guettait le meilleur moment pour vendre au plus offrant les 30 % qu’il détenait encore. Les travaux avançaient, de nouveaux puits étaient forés avec succès, augmentant la valeur des parts détenues par Timis Corp. Le bloc de Cayar, où des découvertes bien moins importantes que celles de Saint-Louis Offshore Profond avaient été faites durant l’année 2016, n’avait fini de révéler tout son potentiel. (…) Dans l’immédiat, le retrait de ConocoPhillips affectait la poursuite des opérations de forage dans ce bloc où du pétrole avait été découvert en 2014. En effet, ConocoPhillips avait notifié sa cessation de participation à l’association, Woodside ne pouvait l’intégrer sans une approbation formelle par le ministre de l’Energie de l’accord de transaction. En conséquence, le financement des opérations en était affecté. Or, je ne pouvais approuver l’accord sans un éclairage juridique irréfutable qui me faisait défaut. (…) Je rendais compte par des rapports circonstanciés au Président et au Premier ministre aussi bien qu’au Conseil des ministres. Ils manifestaient un intérêt modéré à ce dossier ; mes courriers n’ont eu aucun écho. Ce déficit d’enthousiasme pour les opérations en cours dans le bloc de Sangomar et l’intérêt débordant que le Président manifestait sur les blocs COP et SLOP commencèrent à m’intriguer. (…) A plusieurs reprises, le Président me transmit très nettement les alertes de Timis sur le double-jeu supposé de Kosmos. Au début, je prenais ces informations pour une invite à la vigilance. Tant va la cruche à l’eau qu’à la fin… A la longue, le comportement de Timis finit par m’agacer. Je me souviens d’une réplique de ma part à une des critiques de Frank Timis qui dédaignait s’adresser au ministère ou Petrosen à l’instar des autres : «Il devrait venir m’exposer ses griefs s’il a des documents à l’appui.» (…) J’appris ainsi, lors d’une audience que le Président avait accordée aux habituels responsables de Kosmos que des négociations exclusives avec Timis avaient été entamées à leur initiative. Timis Corporation Timis avait reçu de Kosmos une proposition financière substantielle en contrepartie des 30 % que la société détenait encore dans les deux blocs de Cayar Offshore Profond et de Saint-Louis Offshore Profond. L’offre consistait en une partie fixe de cent (100) millions de dollars payables immédiatement et une partie variable sous forme de royalties. Les discussions avaient été rompues de manière abrupte par Frank Timis qui avait annoncé avoir reçu des propositions plus alléchantes d’une tierce partie. Ils déploraient les méthodes peu loyales de Timis Corp. qui n’avait pas observé le temps imparti à ces négociations exclusives et surtout, ouvrait de nouvelles discussions sur la base de l’offre de Kosmos pour obtenir plus de ces nouveaux pourparlers. L’arrivée éventuelle d’une autre compagnie dont les objectifs stratégiques pourraient ne pas s’aligner à ceux de Kosmos risquait de retarder le début de production du gaz. Clairement, ils sollicitaient le Président pour raisonner l’indésirable Frank Timis. Le Président Sall promit de parler à Frank Timis (…). (…) Timis se livrait à une technique de marchandages familière à toute personne ayant fréquenté les marchés sénégalais. Le but était de pousser Kosmos à renchérir, au risque de voir une bonne affaire lui passer sous le nez. Cette attitude me heurtait d’autant plus que Petro-Tim/ Timis Corporation étaient demeurées dans l’expectative d’une opportunité depuis l’acquisition des permis. A l’instar d’African Petroleum, l’autre véhicule de Frank Timis dans la recherche d’hydrocarbures au Sénégal, Petro-Tim/Timis avait engagé des montants ridiculement dérisoires, à peine 4 millions de dollars et encore, pas dans l’exploration. En conséquence de ces manœuvres, très vite, l’offre présentée à Timis Corp. pour sortir des blocs monta à 200 millions de dollars, outre des royalties sur la durée de la production. Ces informations m’amenèrent à saisir le 22 novembre 2016, le Président de la République par courrier pour lui demander de faire exercer les droits à la préemption sur les parts encore détenues par Timis corporation. J’y exposai de manière nette et précise que les prétentions de Timis Corp. à plus de deux cents millions de dollars en échange des 30 % étaient dépourvues de fondement. Sur deux pages, à travers une démonstration que je voulais concise et convaincante, j’y dressais les griefs que je nourrissais contre Petro-Tim/Timis Corp. Dans les grandes lignes, ces griefs consistent aux conclusions exposées supra sur la base des recherches menées par mes soins propres. L’entité Petro-Tim /Timis n’avait pas démontré avoir les capacités techniques et financières. Elle avait financé sa part des obligations contractuelles de travaux non par des ressources liquides apportées par elle mais en cédant une partie des droits conférés. Or la condition sine qua non pour que Petro-Tim pût prétendre aux permis était et demeurait ses capacités financières et techniques avérées. De surcroît, la carence de Petro-Tim à participer aux réunions des opérations et l’absence de toute contribution technique aux travaux la disqualifiaient pour participer à la phase de développement des infrastructures de production. En conséquence, je proposais de trouver un arrangement avec Petro-Tim/Timis Corp. pour lui rembourser ses quelque 4 millions de dollars sous réserve d’une vérification de la réalité du montant allégué, augmenté éventuellement d’un intérêt raisonnable. A cette époque en novembre 2016, je ne savais rien des conditions illégales qui ont corrompu les contrats attribués à Petro-Tim puis cédés à Timis Corp. Autrement, j’aurais purement et simplement envisagé de faire annuler les contrats de la même façon que j’avais retiré le permis de Rufisque offshore profond. Je n’eus aucune réponse du Président de la République, même pas une allusion au cours de nos rencontres suivantes. (…) Frank Timis se trouvait en mauvaise passe. Que faire ? Ses vieux alliés vinrent à son secours. Les personnes sans lesquelles Timis Corp. n’aurait pas pu avoir les décrets d’approbation des contrats après la dénonciation de Tullow. Les autorités qui lui ont prolongé la période initiale par deux nouveaux décrets en 2013, lui permettant de rester dans la course à l’arrivée de Kosmos. Les mêmes qui, en pleine connaissance, en 2014, ont couvert la transaction entre Petro-Tim et Timis Corp. dont la seule finalité était de rendre la promise fréquentable aux yeux de Kosmos. L’assistance apportée en ces moments de discussions entre Kosmos-BP d’une part et Timis Corp. de l’autre, consistait à renforcer la position de négociation de Timis de sorte à pousser Kosmos-BP à surenchérir. La manœuvre était de faire entrer dans les négociations d’autres sociétés (Exxon, Gazprom) pour effaroucher Kosmos-BP, et les pousser à revoir à la hausse leur offre, surtout sur les royalties. Naturellement, les compagnies ainsi introduites dans le jeu ne se doutaient pas du rôle d’épouvantail qu’on leur avait assigné. Ces opérations se faisaient pour l’essentiel à ma barbe, puisque je ne participais pas aux discussions en coulisse. Toutefois, mon nez percevait l’odeur de gaz qui en exhalait car il n’était pas possible de me tenir à l’écart des réunions formelles à la Primature, sans renforcer mes soupçons qui étaient manifestes. Car pourquoi le Premier ministre avait-il pris les choses en main ? Orage dans le bureau présidentiel Le 20 avril 2012, Timis Corp. envoya au ministre de l’Energie une demande d’approbation d’une cession, avec, en pièce jointe, l’intégralité de l’accord de transaction conformément aux dispositions du Code Pétrolier. Je puis donc connaître une partie des arrangements qui comportaient des clauses cachées, y compris au ministre habilité à les valider. En échange des 30 % des droits, Timis recevrait une contrepartie financière composée des trois termes suivants : -Un montant de deux cent cinquante millions (250 000 000) de dollars, payable 5 jours ouvrables au plus tard après l’approbation de la cession par le ministre de l’Energie ; -Un montant de cinquante (50) millions de dollars pour tout puits d’exploration foré avec succès dans un des deux blocs Cayar Offshore Profond ou Saint-Louis Offshore Profond, à concurrence de deux puits maximum ; et -Des royalties objet d’un accord séparé, non parvenu au ministre ; Au début des négociations, la proposition de Kosmos relative aux royalties était de 0,4 % d’équivalent baril de la production journalière de gaz sur une durée de production prévue de 45 ans. A la suite des nombreux marchandages, les royalties avaient enflé jusqu’à 1 %, chiffre qui a été communiqué à l’occasion de rencontres officielles. Le taux final est un secret bien gardé. Le moment que je guettais depuis longtemps était enfin arrivé. Contrairement à mon passage au ministère des Infrastructures, je ne nourrissais plus aucune illusion sur la faculté de changer le cours des évènements. J’avais gardé une circonspection étudiée, attendant le moment d’agir du peu que je pouvais, non pour prévenir la spoliation de biens de la République, mais pour jeter une lumière crue sur cette funeste entreprise. Face au jeu monstrueux de ceux qui entendaient sucer un des peuples les plus pauvres sur Terre, je dis que oui, j’ai épié ce moment. La pieuvre, dont les innombrables tentacules avaient brisé les résistances, étouffé les décrets non numérotés et les rapports d’IGE, manipulé les sociétés étrangères pour tordre un peu plus les mains de BP et Kosmos, croyait être parvenue à ses fins. Sans doute. Mais j’avais mon mot à dire. Le lundi 24 avril 2017, je devais participer à la réunion hebdomadaire du Conseil national de sécurité présidée par le Chef de l’Etat. Je préparais une lettre de démission que j’emportai avec moi. Exceptionnellement, la réunion démarra à l’heure et se termina tôt. Je demandai à voir le Président qui me reçut aussitôt. L’entretien débuta avec des préliminaires personnels. J’avais perdu mon père trois semaines auparavant. Le Président avait été très prévenant à l’endroit de ma famille. Apprenant la nouvelle alors qu’il se trouvait à Tivaouane, il avait tenu à se présenter à la levée du corps dans la soirée à Thiès. J’avais été retardé dans d’énormes embouteillages, mais en signe d’affection et de solidarité, il avait patienté à la gouvernance de Thiès, le temps pour moi d’arriver. Le Premier ministre m’avait rejoint dans la soirée à la maison familiale. Deux jours plus tard, la Première dame vint nous manifester sa sympathie.

C’était ma première rencontre avec le Président depuis cet évènement douloureux. Assurément, je n’aurais pas choisi un tel moment pour aborder le sujet déchirant qui me portait à son bureau ce soir-là. Toutefois, je n’éprouvais ni gêne ni regret. J’avais promis aux Sénégalais le 28 août 2016 sur le plateau de la Radiotélévision nationale (RTS) que «s’il y avait un hiatus dans les contrats, on les dénoncerait. En tout cas, avais-je ajouté, moi je les dénoncerais». L’heure de vérité était arrivée. Je restais fidèle à l’humble Représentant de l’ASECNA qui dans la salle de conférences de la Primature, de l’autre côté de l’avenue Senghor avait, contre l’avis des puissants de l’époque, dit ce qu’il pensait être l’intérêt du Sénégal. Le Premier ministre d’alors, qui avait tenu à saluer l’audace du modeste agent de l’Etat, est devenu président de la République. Le Représentant qui avait fait le pari que si un tel Premier ministre devenait chef de l’Etat, il écouterait la part de vérité de chacun, était à présent son ministre. Hélas, j’avais perdu mes dernières illusions. Après lui avoir exprimé ma gratitude propre et celle de ma famille, j’en vins au fond du sujet. Je lui dis en peu de mots que je ne pourrais approuver la transaction entre Timis Corporation et BP, car j’avais acquis la certitude, après ma lettre du 22 novembre 2016, que Timis Corporation n’avait apporté aucune contribution si infime fût-t-elle. Je proposais de reprendre les droits de Timis. C’est peu de dire que le Président était surpris de mes propos. Le respect à la République m’empêche, aujourd’hui encore, en dépit de sa responsabilité dans les torts irréparables causés au Peuple, de livrer le détail de notre entretien. Une chose tout de même est que le Président Sall redoutait fortement l’effet de mon départ sur une affaire où son nom et celui de son frère revenaient souvent. C’eût été une confirmation que le ministre de l’Energie avait des raisons sérieuses de douter. A quelques mois des élections législatives, de sombres perspectives se dessinaient soudain. Il demanda immédiatement au Premier ministre Dionne de venir, ce qui prit un peu de temps, ce dernier étant reparti au petit Palais, la résidence officielle du Premier ministre. Le Président s’employa à me sonder sur les raisons profondes qui justifiaient ma position. J’avais beau exposer les éléments que j’avais patiemment collectés par mes investigations personnelles, il semblait persuadé que je lui cachais quelque chose. A l’époque, je n’avais pas lu la lettre de Tullow Oil signée d’Awa Ndongo ni vu le rapport de l’IGE. Pensait-il que j’avais reçu copie de ces documents ? Trois semaines après cette entrevue dans le bureau présidentiel, prenant connaissance du contenu du rapport, les échos de la question que Macky Sall me répéta incessamment résonnèrent dans ma mémoire : «Oui, mais as-tu d’autres raisons ? ». Le plus remarquable est qu’en aucun moment, il ne remit en cause mes arguments. Sa posture fut une sorte de retraite interne, dans l’attente de l’arrivée de Dionne. Le Premier ministre, qui devait être un facilitateur, envenima l’atmosphère par son zèle excessif, ne comprenant pas les enjeux. Il se situait toujours dans le registre du «premier des ministres» venu prêter main forte au «meilleur Président de l’histoire du Sénégal» qui l’avait fait quérir aux fins de ramener à la raison une brebis égarée. Il ne réalisait pas, ce qui est malheureux pour un homme à son niveau de responsabilités, que je ne me situais plus dans le registre des rapports hiérarchiques. «Tu dois faire ce que le Président t’ordonne de faire !», me répétait-il comme tout argument. Un moment excédé, je lui dis, inspiré par un bouton (qui servait à quérir l’huissier) que le Président manipulait de temps à autre : «Je ne suis pas un bouton moi.» Il ne dut pas comprendre l’allusion, à moins qu’il trouvât là l’occasion de plaire encore plus à son Président. Toujours est-il qu’il me confirma : «Je suis un double bouton. J’exécute à la lettre ce que le Président me dit de faire.» Il le prouvera amplement le 2 mai, après ma démission. Le Président finit par réaliser que les attaques de son Premier ministre éloignaient les perspectives d’un arrangement. Dionne avait une compréhension limitée des rapports humains, fondée sur l’obéissance aveugle à l’autorité. A la différence de son Premier ministre, Macky Sall avait emprunté le chemin de croix de l’opposition dans un pays africain et savait reconnaître les personnes dont la foi pouvait survivre au calvaire. Il finit par reprendre les choses en main. Le temps passa, les positions n’évoluèrent pas. Les deux têtes de l’Exécutif persistaient à penser que les permis ne souffraient de nul vice de nature à les remettre en cause ; de mon côté, je campais sur ma position. On n’avait plus grand-chose à se dire. Je fis mine à plusieurs reprises de me lever. J’avais prévu de remettre ma lettre de démission au moment de la séparation. Mais le Président me retenait : «Il faut qu’on règle ce problème aujourd’hui !» Mes plans étaient quelque peu contrariés, je m’attendais à un accord rapide sur nos différends et à l’inévitable conséquence de mon départ. Je souhaitais mettre un minimum de formes, eu égard à la sollicitude que le Président m’avait manifesté à plusieurs reprises, qui m’avait valu de revenir au gouvernement. J’avais prévu de quitter le Palais avant 21 heures. Or on approchait de minuit. Je suis sûr que le Président avait noté l’enveloppe beige que j’avais ostensiblement retirée du classeur, posée sur mes genoux. Mon instinct me dictait de ne pas remettre ma lettre de démission à une heure aussi tardive, pour d’évidentes bonnes raisons. Je proposais au Président de nous revoir le lendemain. Son calendrier était chargé me dit-il. On convint de finaliser en marge du Conseil des ministres, le mercredi. La porte du non-retour venait d’être franchie. Lorsqu’un ministre pose un problème de confiance de cette nature à un Président, la rupture est définitivement actée. Des mots profonds avaient été échangés, particulièrement avant l’arrivée de Dionne, qui dressaient dorénavant un mur de défiance. L’officialisation de la rupture restait une question de jours, peut-être immédiatement après la réunion du Conseil des ministres du mercredi. Je tenais, par éthique propre, à remettre ma démission au chef de l’Etat. Il avait énoncé une règle, lors d’une réunion du Conseil des ministres, que j’approuvais : un ministre qui souhaite quitter le gouvernement ne peut pas faire déposer une lettre au bureau du courrier, informer la presse puis fermer son téléphone portable. Je savais par ailleurs qu’un limogeage était improbable dans les circonstances de l’heure, autrement j’aurais été remercié depuis le voyage de Paris (…).

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